
À Fort Polk, un militaire de l'armée américaine manipule un drone Anduril Ghost. La guerre en Ukraine accélère l'adoption de technologies de pointe par les armées. (Meridith Kohut/Nyt-redux-rea)
« Contrairement à de nombreuses entreprises américaines qui viennent en Ukraine pour faire de la figuration, nous travaillons avec les combattants pour valider tout ce que nous faisons sur le terrain, ce qui nous permet d'apporter cet équipement aux Ukrainiens, mais aussi d'apprendre à construire de meilleures technologies pour tous nos clients », explique Martin Slosarik.
« On a des soldats qui arrêtent littéralement de se battre pour nous donner leur feedback sur FaceTime, donc on a intérêt à faire les choses bien », poursuit-il, avant d'évoquer avec une pointe d'envie un entrepreneur européen de la défense tech qui prend sa voiture et roule jusqu'à Kiev quand il a besoin de tester ses innovations. La « defense tech » américaine a pris du retard car elle est moins mise à l'épreuve sur le terrain, juge ce Slovaque naturalisé américain
La révolution militaire du drone crée aussi des opportunités pour des entreprises plus anciennes, comme Robin Radar, créée il y a 15 ans aux Pays-Bas afin de détecter les oiseaux volant dans les aéroports. « Il n'y a pas que l'Ukraine. Ce qui s'est passé ces dernières semaines en Europe avec les incursions de drones russes montre qu'on a avant tout besoin de radars capables de reconnaître les objets pour sécuriser les infrastructures critiques - les bases militaires, les aéroports, les bâtiments administratifs, les frontières… », assure Marcel Verdonk, le directeur commercial.
Il espère signer des contrats aux Etats-Unis, où les cartels mexicains utilisent des drones pour repérer les brèches de sécurité à la frontière, et où les détenus se font livrer des cartes SIM, des téléphones, de la drogue ou de l'argent par les airs. « L'Amérique du Nord pèse en général la moitié du marché mondial de défense et de sécurité, c'est stratégique pour croître quand on vient d'un pays de l'Otan comme nous », explique le dirigeant de Robin Radar, qui n'avait encore jamais eu de stand à AUSA.
Cette année, le Salon de Washington n'a pourtant pas fait le plein, à cause du « shutdown », le gel des crédits gouvernementaux. Malgré le coup de pouce d'un million de dollars d'AUSA pour financer le voyage des hauts gradés, beaucoup de fonctionnaires n'ont pas pu venir. « Ce sont les lieutenants qui concluent les contrats, pas les généraux », glisse un contractant dépité.

Le contexte n'en est pas moins porteur, tous ici le savent. Entre les Etats membres de l'Otan qui ont promis de dépenser 5 % du PIB dans la défense et le budget du Pentagone qui va frôler mille milliards de dollars l'année prochaine, les fabricants de solutions militaires se frottent les mains. D'autant plus qu'une nouvelle génération de fournisseurs agiles et innovants monte en première ligne, avec la bénédiction du secrétaire à l'Armée Dan Driscoll.
a-t-il déclaré à l'ouverture du Salon. « Le cycle traditionnel de 12 à 18 mois pour signer un contrat n'est plus faisable. Les avancées de la tech sont trop rapides », a-t-il ajouté, en promettant de « casser les barrières jusqu'à ce qu'on mesure les achats non en années et en milliards, mais en mois et en milliers » (de dollars).
Pour cela, le département de la guerre vient de lancer une initiative « Fuze » pour « contracter en seulement 60 à 70 jours avec des start-up qui n'ont jamais, jamais travaillé avec l'armée des Etats-Unis », assure le secrétaire. Pour les fournisseurs déjà identifiés et disposant de prototypes, signer prendra dix jours, et les soldats prendront en main le matériel sous 30 à 40 jours. Dan Driscoll a également annoncé un concours « xTechDisrupt » où les start-up devront « pitcher » leurs technologies de rupture pour 500.000 dollars.
Par ailleurs, le gouvernement va lancer une place de marché en ligne à usage interne, où tous les donneurs d'ordre pourront noter les armes qu'ils achètent. Alors qu'elle est aujourd'hui captive d'un oligopole de fournisseurs géants, comme RTX, Northrop Grumman et Boeing, qui imposent leurs délais et leurs surcoûts, l'armée compte s'octroyer un « droit à réparer » les équipements, notamment en usinant des pièces avec des imprimantes 3D. « Et bientôt, l'Ukraine ne sera plus la seule Silicon Valley des technologies de combat », prophétise Dan Driscoll.
Lorsque les tech-entrepreneurs s'emparent d'un sujet, ce n'est généralement pas pour innover à petits pas mais pour chambouler les habitudes. Tiberius, une start-up fondée en 2022 par des entrepreneurs de la Silicon Valley, Chad Steelberg et Andy Baynes, promeut un nouveau modèle économique de « defense as a service » pour les armées. Il s'inspire de la facturation à l'usage pour les logiciels (Saas).
Aux yeux d'Andy Baynes, un vétéran d'Apple et de Google qui fréquente la scène tech ukrainienne depuis dix ans, le système actuel est « cassé ». La défense met en moyenne cinq ans pour acquérir de nouveaux matériels, alors qu'en Ukraine, les armes ne restent à la pointe que deux ou trois mois. De ce fait, six mois après l'invasion, les Russes ont trouvé la parade aux obus Excalibur qui avaient été offerts aux Ukrainiens. Cette arme jadis très efficace n'est plus qu'« une brique coûteuse », dit-il ; « si nous voulons gagner les batailles du futur, nous devons innover au rythme de l'industrie du logiciel ».

Pour accélérer, Tiberius propose de séparer la conception de la fabrication. La société, qui vient de développer un prototype de munition guidée avec 150 kilomètres de portée (ramjet) pour canon obusier, compte vendre des licences d'utilisation, puis laisser chacun adapter l'arme à sa façon, voire la fabriquer. Le tout via une place de marché ouverte aux gouvernements des pays de l'Otan.
« Avec l'abonnement, on vous donne accès à une équipe d'ingénieurs qui améliorent constamment le produit, comme pour l'iPhone. Puis, quand ils sont prêts à acheter notre missile, ils paient le coût de production, plus une marge pour Tiberius », explique Andy Baynes, qui assure que l'architecture est complètement ouverte. « Donc des tierces parties peuvent venir, installer leur système secret, leurs batteries thermiques, etc. Puis nous certifierons, testerons et déclinerons le système pour chaque ministère de la Défense. »
S'il est un chantier qui suscite l'intérêt de tous, c'est le système de commande et de contrôle de la prochaine génération, « NGC2 ». Lors du salon AUSA, l'US Army s'est donné trente mois pour déployer à travers ses 19 divisions ce système d'information unifié, encore à l'état de prototype.
milliards de dollars ont été investis par les fonds de capital-risque dans la « defense tech » aux Etats-Unis au premier semestre.
Le projet a été lancé par la nouvelle administration. Plusieurs contrats ont été signés, avec les historiques Lockheed Martin et L3Harris, mais aussi avec le fournisseur de solutions satellitaires Kymeta, et avec les stars californiennes de la « defense tech » Palantir et Anduril, dont les stands ont été pris d'assaut pendant le salon AUSA.
On ne présente plus Palantir, qui développe des logiciels d'aide à la décision à base d'intelligence artificielle pour des clients civils et militaires. Sa valeur a plus que triplé en un an, à 424 milliards de dollars.
Anduril, la pépite non cotée fondée par le créateur des casques de réalité virtuelle Oculus (acquis par Meta), vient de voir sa valeur catapultée à plus de 30 milliards à l'occasion d'une nouvelle levée de fonds. A AUSA, le fabricant d'équipements intelligents a dévoilé son système Eagle Eye de vision augmentée sur le champ de bataille, un heaume modulaire et ultra-connecté.
Mais ce que vendent ces nouveaux entrants, c'est aussi un modèle économique. Au lieu de signer des contrats traditionnels « cost plus » - l'armée avance les fonds et éponge les inévitables surcoûts -, les francs-tireurs de la « defense tech » financent à fonds perdu leurs innovations. Ils en ont les moyens : les fonds de capital-risque ont investi 28,4 milliards de dollars dans le secteur aux Etats-Unis au premier semestre, selon Pitchbook. Un record. Et la plupart des entrepreneurs commercialisent aussi des applications non militaires qui compensent les aventures risquées dans la défense.
Palantir revendique ainsi 3 milliards de dollars d'investissements de R&D, prélevés sur sa cassette. « On passe à un modèle fondé sur le résultat. C'est un peu comme une licence pour utiliser un logiciel. On va vous livrer 90 % de la solution et mettre en place très, très vite 10 % de spécifications », explique un expert présent sur le salon.
Le groupe a formé un consortium avec Anduril en décembre pour fournir des plateformes de communication intégrées aux soldats, notamment dans le cadre du programme de véhicules robotisés de combat de l'armée. Une alliance sous les auspices de Tolkien, puisque les deux sociétés tirent leur nom du « Seigneur des anneaux ».

A présent, les yeux sont rivés sur l'autre grand chantier, la « guerre des étoiles » de Donald Trump. Ce « dôme doré » à 175 milliards de dollars, dont 25 milliards cette année, doit protéger les Etats-Unis des attaques venues du ciel et même de l'espace. « C'est comme si l'on construisait toute notre flotte de porte-avions d'un coup : une entreprise extrêmement complexe qui nécessite tous les moyens à la disposition de chacun - main-d'oeuvre, argent, etc. », apprécie l'expert. Les premiers appels d'offres devaient tomber en octobre, mais le « shutdown » a retardé le processus.
Pour autant, les opportunités du marché européen pourraient être encore plus importantes pour un acteur comme Palantir. L'Otan a annoncé en mars l'intégration de sa plateforme Maven de planification opérationnelle dans le commandement interallié. Une partie des 32 nations membres vont certainement vouloir adopter le même logiciel et acquérir des licences. Dans la course à l'innovation de défense, les Européens peuvent compter sur l'Ukraine, mais les Américains ont la Silicon Valley.
Solveig Godeluck (Envoyée spéciale à Washington, DC.)
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